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Chroniques
Giulietta e Romeo | Juliette et Roméo
tragedia per musica de Niccolò Zingarelli
Depuis novembre 2011, l’Opéra-Théâtre d’Heidelberg propose un festival d’hiver au Château de Schwetzingen, explorant chaque année un nouvel exemple de l’école napolitaine. Après Marco Attilio Regolo de Scarlatti (1719), Polifemo de Porpora (1735), Ifigenia in Tauride de Traetta (1763), Fetonte de Jommelli (1768) et Didone abbandonata de Vinci (1726), il revient à Giulietta e Romeo, tragédie lyrique en trois actes signée Niccolò Zingarelli, de fouler une nouvelle fois les planches. Pour bel écrin, le Winter Festspiele lui offre le charmant Rokokotheater édifié en 1752 – à quelques mois de la naissance de Zingarelli ! –, avec une première le 25 novembre 2016, faisant de cette production l’ultime de notre tétracentenaire Shakespeare.
En effet, le barde d’Avon a puisé d’abondance dans les contes italiens, via le poème anglais d’Arthur Brooke s’inspirant du récit français de Pierre Launay, lui-même issu des Histoires de Matteo Bandello (auquel il devrait aussi le sujet de son Hamlet) dont la verve s’est nourrie des nouvelles de Luigi da Porto. C’est pourtant bel et bien à partir de la pièce britannique de 1596 que, deux siècles plus tard, le Vénitien Giuseppe Maria Foppa conçut son livret. L’amour impossible des enfants Montaigu et Capulet traverse les âges, quitte la prose pour le vers, la poésie pour le théâtre et gagne bientôt le cinéma, en passant par l’opéra : Giulietta e Romeo de Zingarelli est créé à Milan, le 30 janvier 1796.
Absent de la scène depuis 1830, l’ouvrage retrouvait quelque lustre à la Pentecôte salzbourgeoise, en version de concert. Nous le découvrons aujourd’hui dans une mise en scène inventive de Najda Loschky et Thomas Wilhelm qui, avec la complicité de Violaine Thel pour la vêture et de Daniela Kerck pour le décor, s’ingénient à brouiller toute datation, convoquant de noires fraises aux cous des Cappelli (et non des Capuleti, comme un peu plus tard), des épaulettes heroic fantasy pour la horde de grands garçons du clan Montecchi, quelques ruines d’antan, des femmes à pantalons, un réverbère routier, etc. Volontiers l’on ferraille sur le petit plateau du blanc Rokokotheater, où le public bénéficie d’une avantageuse proximité avec les chanteurs. De nombreux figurants, mais aussi les choristes, s’affrontent en des combats d’épées nettement réglés (Thomas Ziesch).
Faut-il regretter que les maîtres d’œuvre ne s’attardent guère à une direction d’acteurs plus approfondie ? Les conventions du genre étant fort éloignées d’un théâtre psychologique, Giulietta e Romeo (Juliette ouvre le titre : parce qu’elle est des amants celle qui sait le subterfuge, quand Roméo se tue par ignorance ?...) et le livret réduisant drastiquement les rôles – de la vingtaine chez Shakespeare, seulement six sont maintenus (Teobaldo fusionne d’ailleurs le querelleur Tybalt et le fiancé Paris), il appartient à la musique de conduire l’imaginaire vers le cœur des personnages. La proposition n’a donc rien d’indigent, d’autant qu’elle se préserve d’une machine scénographique lourdingue et véhicule, par la vivacité des mouvements, la brûlante urgence du drame, en parfaite adéquation avec un opéra d’à peine deux heures qui mène l’intrigue bon train.
Sans conteste, la jeunesse de la distribution est un des atouts de Loschky et Wilhelm, par-delà les fonctions des personnages : à ses frais chanteurs pas un instant l’on ne saurait soustraire des artistes à la bouteille certes honorable mais moins bondissante. Le solide alto de Terry Wey [lire notre critique du DVD] mène parfaitement sa barque en Gilberto, personnage central, proche des deux factions qu’il tente en vain de réconcilier ; la mise en scène le montre en clergyman mutin, écho burlesque du Friar Laurence de Shakespeare. Namwon Huh possède un ténor puissant et coloré, avec un aigu vaillant, bien que son Teobaldo arbore une ligne de chant encore raide – le rôle n’est que hargne et passion, cela dit. D’un colorature facile, dont on applaudit chaleureusement le contre-ut# agrémenté d’ornements sans fin, Rinnat Moriah chante une Matilde attachante ; on prendra vraisemblablement plaisir à la retrouver dans des incarnations plus conséquentes [lire nos critiques du CD et du DVD].
Plus encore que Romeo and Juliet, Giulietta e Romeo est la tragédie d’un père inflexible qui n’aura qu’à se lamenter sur sa sévère autorité. Récemment saluée pour son intervention dans Le désert de Félicien David [lire notre critique du CD], la clarté du timbre de Zachary Wilder vient idéalement servir la partie d’Everardo, géniteur de Juliette. Avant tout convoqué en véhémence réprimandeuse, le ténor s’acquitte efficacement des divers aspects du rôle, réservant à l’ultime lamentation ce que son instrument cachait encore de plus doux. En révolte adolescente, Giulieta jette bientôt les attributs extérieurs d’une féminité bon ton pour se lancer dans les bras du jeune Montecchio, en irrésistible sauvageonne. Le mezzo-soprano Emilie Renard, après une première intervention un rien fragile, affirme rapidement une présence vocale exemplaire, avec un moelleux idéal à la caresse amoureuse et une formidable âpreté d’inflexion dans le choc d’un veuvage absurde. Enfin, par l’agilité invraisemblable, une précision à toute épreuve, l’inépuisable éventail expressif, mais encore une projection savamment maîtrisée, Kangmin Justin Kim livre un Romeo d’une musicalité éberluante. À ces qualités vient s’ajouter un art de la scène sans cesse à ce qu’il est et à ce qu’il fait, de quoi ne jamais subir comme ridicule un costume qui sans doute ferait rire sur un autre. Bon comédien, excellent musicien, contre-ténor de grands moyens, Kangmin Justin Kim triomphe dans ce rôle conçu pour le castrat Crescentini.
À la tête d’un Philharmonisches Orchester Heidelberg en petit comité, agrémenté de deux clavecins et d’un positif, Felice Venanzoni soutient aimablement la distribution, rendant compte d’un seul aspect de l’œuvre, en effet voisine de la manière de Cimarosa, mais également heureuse marieuse des trois bel canti – le baroque d’hier, son contemporain classique et le romantique du futur. Pour finir, ne manquons pas d’applaudir les artistes du Chor des Theaters und Orchesters Heidelberg, préparés par Ines Kaun.
BB